Entretien avec Anna Häusler, à l´occasion de l´exposition SHIFTS

Exposition SHIFTS, Meinblau Projektraum, Berlin,  Avril 2015

Nicolas Manenti - Quand j´ai fait l´inventaire de mes travaux pour l´exposition, je me suis rendu compte que chaque pièce entretient un rapport avec la notion de temps, exprimé d´une manière différente: certaines en affirmant la durée de réalisation, par exemple les superpositions de textes dans Taphonomy, d´autres en prenant le temps comme sujet: il y a des images, des dates mentionnées, des références à des événements...

Anna Häusler- En fait, le rapport au temps est déjà un rapport avec l´événement parce que penser le temps sans penser l´événement, c´est difficile. Dès que tu traites du temps de quelque manière dans tes oeuvres, tu crées déjà un lien avec un événement. Et même, quand tu crées une oeuvre, en soi tu crées quelque chose comme un événement.
 
N.M.- Mais qu´est-ce que tu entends exactement par «événement», comment est-ce qu´on peut définir ça?
 
A.H.- je crois qu´on peut pas vraiment le définir en tant que tel: c´est ça le problème, c´est la spécificité de l´événement: quelque chose qui est «à définir»- parce que c´est toujours à toi de définir quelque chose comme un événement ou pas. Le temps passe, et notre moyen de le structurer est de parler des «événements».
 
N.M.- en fait, on fabrique nos propres points de repère...
 
A.H.- voilà. Et ils peuvent changer. Dès que tu crées ces points de repères, tu crées des événements. J´aime bien ta formule ( écrite dans un mail en préparation pour la conversation) selon laquelle un événement est comme «l´image» d´un fait: parce que l´événement lui-même nous échappe toujours, c´est à nous de le «recréer» à posteriori, ce qui est déjà un paradoxe: on se remémore un fait qui ne s´est produit qu´une seule fois en le répétant mentalement.

N.M.- est ce que tu peux donner un exemple?
 
A.H.- Dans tes 20 tableaux inestimables: tu reproduis une image, avec une légende qui parle d´un vol de tableaux. En même temps tu fais allusion à plusieurs autres événements, en changeant la date et le lieu dans le texte. (...) Tu superposes deux événements réels et ce faisant, tu les recrées eux-mêmes comme un nouvel événement fictif. Tu crées une interaction ironique et paradoxale.
20 Tableaux Inestimables, 2014

N.M.- Par la narration, on se distancie de la réalité en en proposant une relecture.

A.H.- Et dans ton travail on peut dire que tu fictionnalises. Quand tu parles d´un événement tu en parles de manière à le rendre intelligible, tu affirmes son statut d´événement. La question est pourquoi tel ou tel fait est considéré comme un événement et pas un autre? c´est parce que nous le sélectionnons et reformulons en tant qu´ événement.
 
N.M.- on choisit parmi les faits qui nous entourent ceux que l´on fera rentrer dans l´histoire, en fait: on crée notre propre histoire. C´est pour ça qu´on voit souvent des historiens se battre pour des visions différentes de l´Histoire.

A.H.- On obtient une situation paradoxale ou aporétique, c´est à dire un problème insoluble. Mais en fait un événement c´est une structure plus qu´une notion, cela pose le problème d´un fait dont on parle à posteriori comme d´un événement, c´est à dire que tout se qu´il se passe devient événement si on le signale comme tel.
 
N.M.- par exemple si je tamponne «11 septembre 2001» tout le monde sait à quoi ça se rapporte. 

A.H.- voilà, une date c´est un moyen de rendre le temps visible, et toi, de manière systématique tu répètes les dates. Tu les traites comme des petits objets... les dates, c´est quelque-chose de ponctuel, de singulier. Mais ça ne veut pas dire qu´on reconnaît tout de suite un événement en évoquant une date donnée.

20 Tableaux Inestimables et Chronologies: 1995-2006

N.M.- Oui, c´est subjectif, si exemple j´écris une date dans une oeuvre et qu´une partie du public possède un souvenir personnel lié à cette date, ce ne sera pas le même d´une personne à l´autre. Il peut il y avoir plusieurs échelles mais il y a toujours une puissance d´évocation dans les dates, et c´est ça qui m´intéresse. Dans la série Chronologies j´avais déjà l´idée de suggérer deux temps différents superposés, le temps de réalisation de la pièce elle-même, et le temps évoqué par la frise. Dans les travaux récents comme Taphonomies et Implantations qui suggèrent une réalisation laborieuse, j´ai pris des documents qui dressent le portrait d´un contexte donné, par l´accumulation d´archives: par exemple, en gravant des papiers personnelles dans la table de Taphonomies je fais une forme de biographie «négative». Ce qui m´intéresse c´est ce décalage entre plusieurs temps, contenus dans le même objet. Un peu comme quand On Kawara ajoute une coupure du journal du jour dans l´emballage de ses Date Paintings.
 
A.H.-Tu fais un peu la même chose dans les 20 Tableaux Inestimables mais aussi dans tous les travaux de superposition ( les plans, les textes.. etc) tous ces travaux de palimpseste.
 
N.M.- des palimpsestes, oui.
 
A.H.- Quand tu inscris une date, quand tu l´exposes, tu la cites. Ça veut dire que tu ne montres pas seulement la date, mais aussi l´acte de mentionner cette date. Il y a une relation entre l´acte, le lieu de la citation et celui de l´exposition, une superposition qui permet de créer un espace pour raconter une histoire.
 
N.M.- Ce n´est pas le seul moyen d´évoquer le temps, il y en a d´autres, plus agressifs: Par exemple dégrader un objet ou un document comme dans Implantations où l´accumulation de plans superposés les rendent illisibles. L´aspect destructeur des travaux de copie, où l´on perd de l´information à chaque répétition du processus donne un intéressant paradoxe: dégrader des documents en les copiant, alors que la copie est sensée justement préserver l´ information.
 

Implantations: BERLIN, 2012, Détail
A.H.- c´est exactement ce qui se passe avec l´histoire, on la répète, réécrit, raconte à chaque fois d´une autre manière. Alors quand on parle d´un événement on le répète, mais en même temps on déforme le récit. En plus on crée des liens entre ces différentes manières de raconter un événement, mais en même temps on oublie des détails. Non seulement on se réapproprie le récit d´un avènement en le changeant car on fait une relecture subjective, mais nous aussi nous changeons, notre regard sur l´événement change. Dans ton travail tu ne rends pas seulement visible des événements mais aussi la manière de les rendre visibles. Tu ne montres pas un événement comme un objet, tu montres toute la structure de traitement de cet événement. (…) Mais il faut dire qu´un événement n´est pas toujours défini par un fait ponctuel, parfois il y a un ensemble de faits et estimer ce qui en fait partie d´un événement ou pas, c´est tout un travail. En fait dans ton oeuvre tu lances un regard sur ce genre d´effort: estimer et comparer des faits, déterminer leur importance dans tel ou tel événement.
 
N.M.- Quand tu parles de faits, tu me fais penser à «fait de société»... dans mes travaux, on n´a pas toujours un événement en tant que fait, mais plutôt un contexte général, une situation historique ou sociale donnée dont j´essaie de rendre compte en utilisant des formes archétypales, celles du monde du travail par exemple. (…) Ce qui m´intéresse, c´est les objets qui sont comme des supports pour évoquer des événements, comme des indices qui permettent de reconstruire une histoire. Par exemple, si on regarde la grande photo sans titre avec l´horloge détruite, on ne sait pas ce qu´il s´est passé mais il y a un certain nombre d´éléments (tenue de travail, horloge,) qui donnent un contexte permettant de s´imaginer un événement aboutissant à la mise en scène de l´image. (…)
 
A.H.- C´est comme une enquête, tu cherches des indices et tu les assembles pour recréer un événement, mais l´histoire peut changer, selon la manière d´interpréter les indices, et sans avoir connaissance des faits préalables. Je pensais à un autre exemple avec le courrier utilisé dans Taphonomies: les lettres sont datées. Ça veut dire qu´une lettre suffit à évoquer un événement. C´est un papier avec une date et quand tu reçois la lettre, cette date t´indique un moment du passé. En recopiant toutes ces lettres tu reconstitues un morceau de l´histoire d´une personne.
 
N.M- mais comment comprendre le fait que j´ai tendance à détruire les indices, par les manières que je choisis de les copier, par superposition, par recouvrement, en copiant avec des feutres trop gros.... Parce que je ne choisis pas de caviarder mes documents, je préfère les brouiller en les copiant ou en les réécrivant lettre par lettre, comme pour les enfouir, m´en débarrasser. C´est paradoxal parce que je choisis la copie, un moyen de pérennisation, de sauvegarde pour détruire de l´information. Dans Taphonomies, le fait de superposer les gravures forme de véritables trous qui deviennent autant de lacunes dans les textes. Comment interpréter ce geste paradoxal de détruire en sauvegardant?

Taphonomies, 2015
A.H.- ce que je trouve intéressant c´est que c´est un travail qui accélère le temps. Ce que tu fais c´est quelque chose qui normalement prend beaucoup de temps: la fossilisation par exemple, c´est un processus très lent. Toi tu l´accélères, tu joues avec le temps: temps de travail, temps de la vie et de l´histoire: Tu présentes le temps de travail comme étant le travail du temps. La sédimentation c´est le travail du temps: ce qui est en dessous devient illisible, recouvert,
Taphonomies, 2015, Détail
oublié: on ne peut rien sauvegarder pour l´éternité mais il reste quand même des bribes d´information qui survivent. Tu m´as dit que ce qui reste, c´est des trous qu´on ne peut plus lire. Mais un trou montre justement qu´il y a eu quelque-chose à cet endroit, mais tu ne sais plus ce que c´était, d´une certaine manière tu montres l´histoire de cette destruction, tu rends visible le travail du temps. Par exemple dans Implantations, on voit encore des rues, l´image d´une ville. Mais pas une ville particulière. Tu crées une image générique à partir d´un palimpseste de rues.
 
N.M- En archéologie on retrouve les sites urbains avec plusieurs niveaux d´âge différents enfouis les uns sur
les autres et on les sépare en les déterrant pour relire séquence par séquence l´histoire d´une ville. Moi, je les remélange. Je fais oublier l´histoire particulière de la ville en faisant le travail archéologique à l´envers.
 
A.H.- Et ça crée un sentiment bizarre, parce que ce que fait le temps, c´est invisible, mais toi, tu lui rends une visibilité en l´accélérant.
 
N.M.- Justement, on avait l´impression dans La Société Du Spectacle Recopiée Sur Elle-Même, que la copie faisait ressembler le livre à un vieil incunable du moyen âge alors que le document de départ est imprimé de manière tout à fait moderne et standardisée- j´aime bien prendre à contre-pied cette tendance moderne au pragmatisme et à l´efficacité en inventant des processus laborieux, inefficaces et absurdes. En dégradant des objets récents et manufacturés je fais un simulacre de vieil objet- les livres copiés sur euxmêmes ont jauni et ont l´air d´avoir souffert du traitement que je leur ai imposé. Cette idée de dégradation, on la retrouve dans Legal Mentions aussi, en prenant un texte de loi, rationnel, ordonné, que je déconstruit en y prélevant des lettres pour former d´autres phrases, une poétique: c´est l´idée d´échapper pour un moment au monde standardisé, réimposer son temps dans le temps rationnel de la société. C´est un travail de réfractaire en quelque-sorte. Une stratégie de résistance par un dominé.
 
29 Mars 2015.


Anna Häusler (*1980)
docteur en lettres modernes, 
travaille à l’institut de philologie allemande de l’université de Dresde.